Acte 2 - L'Apple IIgs
Fin 1986 je rencontrais Yvon, ingénieur électronicien qui était un homme merveilleux, curieux, ouvert, friand de nouveaux projets. Il était breton d'origine, déterminé et têtu, et à la quarantaine bien tassée, il travaillait chez Clemessy et s'interressait beaucoup à la micro-informatique balbutiante. Mais dans un mode qui se nommerait aujourd'hui startup. Il fourmillait d'idées et son oeil brillait d'une malice stimulante. Il avait depuis longtemps un projet qui lui semblait novateur et répondre à des besoins marchés. En language moderne c'était la définition exacte d'une disruption.
J'aimais coder, Yvon excellait en électronique, nous décidâmes alors très rapidement de travailler sur le projet SIRA, pour Système Informatique de Renvoi d'Astreinte. L'idée était simple : proposer des systèmes autonomes de surveillance de chaufferies, chaudières, installations insdustrielles... et alerter, en cas de défaillances, des personnels d'astreintes.
La surveillance s'exercait par une gestion au "fil de l'eau" des événements liés aux capteurs de surveillance. Ceux-ci remontaient, via modem, vers un système centralisé (l'Apple IIgs) qui historisait les informations. Et lorsque l'alerte nécéssitait une intervention humaine, alors l'ordinateur synthétisait vocalement via un appel téléphonique un message au personnel d'astreinte. Tout ça semble simple et évident aujourd'hui, mais à cette époque demander à un ordinateur de parler à un humain via un téléphone...
Très vite la question du matériel se posa. Nous avions besoin d'un partenaire technique de renom (pour minimiser les frais financiers d'achats matériels), mais quelle machine utiliser ? PC ou Apple ? Nous décidâmes de contacter les fabricants de PC. Tout ceux accessibles en France. Je m'y employais par téléphone ou en me déplaçant en région parisienne. J'avais mon petit dossier de présentation sous le bras et on m'offrait soit un retour négatif, soit, et c'était le plus souvent, pas de retour du tout. Le désespoir commençait à nous gagner...
C'est alors que je contactais par téléphone, sans trop y croire, Apple aux Ulis...
1ère surprise on m'écouta attentivement ! 2ème surprise on m'invita à une réunion de présentation aux Ulis !! 3ème surprise on me prenait au sérieux, me questionnant en détail sur le projet, les potentiels retombées commerciales. J'étais... sur un nuage.
Je me souviens de ma première visite chez Apple, de ma rencontre dans un grand amphithéatre avec des dizaines de jeunes comme moi, des porteurs de projets qui voulaient donner vie à leurs idées. Je me souviens de Roland Moreno (vous savez, l'inventeur de la carte à puce :-) d'une grande gentillesse avec qui je discutais un moment, de l'inventeur de 4D, Laurent Ribardière, avec lequel j'échangeais longuement, et d'un jeune homme qui, montant sur l'estrade présenta à tous, la salle silencieuse et admirative, subjuguée par tant de talent, un systeme d'exploitation de son cru. Fantastique. Il y avait une énergie formidable, tout le monde était en jean et tee-shirt, le rêve. J'en reparti gonflé a bloc en me disant que si Apple me recevait c'est que notre projet avait du potentiel.
Et puis, et surtout, le discours d'Apple, formidable et si moderne. Et qui explique tellement de chose de la réussite des entreprises US. Apple pariant sur nous, mettant à notre disposition à des tarifs très interressants leurs machines via un contrat de développeur.
Pas étonnant que cette entreprise existe encore 40 ans plus tard, alors que toutes celles qui nous avaient éconduits ont toutes disparues. Ce n'est pas un hasard. Comment soutenons-nous l'innovation et les entrepreneurs chez nous ? Comment les accompagnons-nous lorsqu'elles sont minuscules et balbutiantes ? Avec peu d'argent et comme seul moteur l'envie féroce de créer quelque chose de nouveau ?
Comment cultivons-nous cette nécessaire curiosité et envie d'entreprendre chez nos enfants ? Apple avait déjà ces clefs car elles sont son ADN. Wozniak et Jobs, le mythe des garages américains et de ses inventeurs géniaux : Hewlett-Packard, Google, Amazon, Microsoft, Facebook, à chaque début de ces histoires quelques hommes qui ont révolutionnés le monde. Qui ont tenté leur chance. Seuls ou à deux le plus souvent. Les révolutions technologiques sont très souvent portés dans l'histoire par des individus isolés, pas par des multi-nationales.
C'est ainsi que l'Apple IIgs entra dans ma vie.
S'ensuivit une longue période, de septembre 1986 à mai 1988 ou je travaillais d'arrache pied, nuit et jour, sur le projet S.I.R.A. Le contrat de développeur d'Apple permettait outre l'accès à des tarifs réduits sur les matériels, de recevoir également dans le cadre de l'Apple Programmers & Developper's Association, les outils de développement (Assembleur, C, Pascal) et leurs documentations. Il fallait également se procurer les manuels de références de l'Apple IIgs. Le système d'exploitation n'était pas encore graphique, et les outils s'appelaient encore Cortland Programming Workshop.
Le projet avanca dans la douleur, les outils logiciels livrés étaient buggés, les documentations techniques (des énormes classeurs livrés par transporteur) incomplets. Je me souviens de ces "IS IT TRUE ?" écris dans ces documentations... Mais enfin après des milliers de compilation C et d'assemblage en 65816 le projet fut fonctionnel.
La partie la plus sympa fut de programmer la carte porte-parole qui autour d'un chip MEA8000 pilotait des phonèmes permettant la construction de phrases. Yvon stocka dans une EPROM de cette carte la bibliothèque des mots techniques nécessaires et nous fîmes une première démonstration assez réussie. Nous étions aux anges. Tellement d'efforts trouvaient leurs accomplissements.
Ce fut notre champ du cygne. Les commerciaux de l'entreprise exigèrent des conditions tarifaires impossibles à produire, s'inquiétèrent de dépendre d'un matériel hors PC, pour finalement nous demander de porter ce projet dans un univers compatible avec leur parc matériel. Deux années de travail monastique nuit et jour partirent ainsi en fumée... Et les dettes contractés pour porter ce projet m'orientèrent vers la distribution informatique. Loin de la programmation. Pour quelques années...